En 2018, Philippe Chauvin a perdu son fils Nicolas, 18 ans, victime d’un plaquage violent sous le maillot de l’équipe de rugby espoirs du Stade Français.
Déçu par les institutions, qu’il juge passives, il se bat pour faire évoluer les règles de ce sport.
Interrogé via Le Parisien, Philippe Chauvin est revenu dans les détails sur l’action qui a été fatale à son fils. Extrait:
“J’ai l’habitude d’encourager Nicolas depuis le bord du terrain, mais cette fois-ci, je ne fais pas le déplacement à Bordeaux. Mon épouse et moi avons prévu de célébrer l’anniversaire d’Antoine, son frère aîné, qui est né un 8 décembre. Je me dis que c’est mieux pour Nicolas : il ne m’aura pas dans les jambes toute la matinée et pourra se concentrer sur son match, prévu à 15 heures, face à l’Union Bordeaux Bègles (UBB). Après le déjeuner, nous sortons acheter un sapin de Noël, sans nous soucier de l’entrée en jeu de notre fils.
Alors que je suis dans le magasin, un peu avant 16 heures, je reçois un appel d’un numéro que je ne connais pas. Au bout du fil, le manager du Stade Français. « Nicolas a eu un accident, me dit-il. Il était inconscient, mais les pompiers l’ont pris en charge, on l’évacue vers l’hôpital Pellegrin, il réagit aux stimuli. » Sur le moment, je ne m’inquiète pas. Je pense à une commotion cérébrale, c’est assez courant dans le rugby. Nous rentrons à la maison pour joindre l’hôpital et tenter d’en apprendre davantage.
On nous explique que notre fils est au bloc parce qu’il a une fracture des cervicales. J’apprends aussi qu’il a fait un arrêt cardiaque. Je tombe des nues, mais je ne mesure toujours pas la gravité de la situation. Nicolas est en parfaite condition physique, 94 kg de muscles pour 1,94 m. Je l’ai déjà vu endurer des chocs dans des matchs tendus, il est très résilient. Je pose une question bête : je demande si ça vaut le coup que je descende à Bordeaux pour le voir. La réponse est claire, directe : Oui, je vous conseille de venir dès ce soir. C’est seulement à ce moment-là que je prends conscience de l’urgence. Je saute dans le premier train et j’arrive vers 21 heures à l’hôpital.”
Les mots de la chirurgienne sont alors terribles. Extrait:
“Avant de le voir, je rencontre la chirurgienne qui l’a opéré. Je lui demande s’il y a un risque de paraplégie et elle me répond : Non, il y a un risque de tétraplégie, et au niveau le plus haut. L’arrêt cardiaque a duré dix minutes, pendant lesquelles le cerveau de votre fils n’a pas été oxygéné. Il a la deuxième cervicale arrachée, ça a touché la moelle épinière et, à ce stade, on ne sait pas s’il pourra retrouver l’usage des parties de son corps situées en dessous, y compris celui de ses poumons. Votre fils ne respire pas tout seul. Il est dans un coma profond. Il ne présente aucune activité cérébrale.
Ses mots sont des uppercuts. Je comprends alors que le pronostic vital est engagé. Je pénètre en salle de réanimation. Je vois mon fils inerte, les yeux clos, relié à toutes sortes de machines. Il a quelques spasmes musculaires, que je prends pour des signes de réveil, mais les médecins m’expliquent que ce sont des manifestations de sa souffrance cérébrale. Je veux encore y croire, pourtant. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.”
Il décide alors de prévenir sa femme. Extrait:
“Vers 22h30, je l’appelle en lui disant que c’est grave. Elle décide de venir en voiture ce soir-là, avec nos deux autres fils, Antoine, 20 ans, et Thomas, 16 ans. Un couple d’amis les conduit jusqu’à Bordeaux. Nous ne nous le formulons pas encore ainsi, mais dès ce dimanche soir, nous commençons à faire le deuil de Nicolas. Dans la journée du lundi, son état ne présente aucune amélioration. Je comprends que nous allons le perdre. Les médecins nous préparent à lui faire nos adieux.
Avant que les enfants repartent, le lundi soir, nous évoquons l’hypothèse que Nicolas ne se réveille pas. Ni ma femme ni moi ne pouvons décider seuls de le débrancher, il nous faut un consensus familial. Nous sommes tous d’accord : il ne voudrait pas d’une vie de légume, sous respirateur artificiel. Le mardi, les médecins se consultent et nous confirment, au vu des examens, que Nicolas est en état de mort cérébrale. Le mercredi, ils arrêtent les appareils, et il s’éteint quelques heures plus tard.”
Il raconte ensuite les obsèques de son fils. Extrait:
“Nous découvrons que la vie de Nicolas ne vaut rien. L’assurance nous verse moins de 50 000 euros, puisqu’il faut déduire les frais de rapatriement du corps et les funérailles ! Mais le Stade Français nous accompagne et nous soutient dans cette période des obsèques. Les équipes font le maximum pour que l’adieu à Nicolas soit à la hauteur de sa vie : digne et beau. Un hommage lui est rendu lors du match de Coupe d’Europe le week-end suivant, alors que le propriétaire du club avait décidé de la gratuité des billets pour y assister, afin que le stade soit plein. Mon épouse et moi sommes dans un cocon, dont nous n’avons pas envie de sortir. D’ailleurs, nous n’avons plus envie de rien.”
Philippe Chauvin visionne ensuite la vidéo du match et se rend compte du choc qu’a subi son fils. Extrait:
“Jusqu’alors, je n’avais vu que les deux premières minutes de la rencontre, au cours desquelles Nicolas avait marqué un essai. Je m’étais demandé s’il avait été hésitant ou flageolant, écrasé par l’enjeu, ce qui aurait pu expliquer en partie l’accident. Mais ce n’était pas le cas : il n’aurait pas pu mieux démarrer le match, il était dans le bon tempo. Alors, au fil des jours, la question du « pourquoi ? » est revenue me hanter. J’avais besoin de voir les images. Et quand je les fais défiler, ce week-end-là, je comprends.
L’UBB, alors en tête du championnat, subit la pression du Stade Français, flirte avec le hors-jeu et commet des fautes. À la cinquième minute, pendant que Nicolas attend, à l’arrêt, le ballon qui vient de lui être envoyé, deux joueurs se ruent vers lui, lancés à près de 20 km/h. En rugby amateur, les plaquages sont alors interdits au-dessus du sternum. Pourtant, le premier le touche à la tête. Et le second l’achève : non seulement il ne se baisse jamais pour chercher l’impact plus bas, mais il fait un mouvement de rotation de son épaule, qui heurte de plein fouet le visage de Nicolas. J’entends un cri d’effroi dans les tribunes, je saisis aussitôt la violence du geste. Cela n’aurait jamais dû se produire.
Après cela, je ne cesse de demander un rapport fédéral sur l’accident, une analyse vidéo de ses causes : je veux officiellement qu’on reconnaisse ce qui s’est produit. On me reçoit, on fait mine de m’écouter, on promet de me donner des nouvelles. Mais le temps s’étire, et il ne se passe rien. Je lis des déclarations et des commentaires dans la presse qui me hérissent. On laisse entendre que Nicolas n’aurait jamais dû se retrouver dans cette position, qu’il a fait de mauvais choix. Qu’il est mort d’un arrêt cardiaque – ce qui, en creux, peut induire qu’il était dopé. La fédération met en avant ses statistiques, affirmant que c’est un drame isolé. Ce n’est pas le cas !”
Il l’affirme : les deux joueurs qui ont plaqué son fils ne se sont jamais excusés. Extrait:
“À ce jour, aucun des deux « plaqueurs » incriminés n’a cherché à nous contacter, que ce soit pour nous expliquer ce qu’il s’est passé ou pour s’excuser. Je veux que leur responsabilité soit établie. Et qu’on en tire toutes les leçons. Les joueurs doivent maîtriser leurs gestes et leur technique, ils en sont comptables. Le règlement stipule que l’« on ne peut rien intenter qui soit imprudent ou dangereux », il faut le faire respecter. Je reste un grand amoureux du rugby, je veux défendre ses valeurs. Et, ce faisant, donner un sens à la mort de Nicolas.”