À l’instar d’autres équipes engagées dans cette Coupe du monde de rugby, le nom des joueurs du XV de France n’est pas inscrit au dos de leur maillot. Les raisons sont multiples et la question, loin d’être anecdotique, est au centre d’un débat qui anime le monde de l’ovalie.
Une petite page de l’histoire du XV de France s’est écrite sur la pelouse de Saint-Etienne. C’est ici, en plein cœur de l’été et dans un stade Geoffroy-Guichard plutôt habitué à vivre des grands moments lorsque le ballon est un peu plus rond, que les Bleus ont porté des maillots floqués à leur nom pour la toute première fois.
Le 12 août dernier, à l’occasion du match face à l’Ecosse en préparation (Summer Nations Series), le Rubicon a été franchi. “À l’origine, il y a une demande qui émane de la société Tournoi des VI Nations (qui gère également le Summer Nations Series, ndlr), qui a recommandé aux équipes du Tournoi des VI Nations de jouer avec le nom des joueurs dans le dos, retrace pour RMC Sport Jean-Marc Lhermet, vice-président de la FFR en charge du haut-niveau. En février, lors du Tournoi 2023, des équipes l’ont fait et d’autres, dont la France, ne l’ont pas fait. Quand le Summer Series a commencé, ils ont réitéré la demande et la France s’est retrouvée toute seule à ne pas avoir les noms dans le dos. Il y a eu une discussion en interne au niveau du staff. Ils ont dit: ‘On va voir ce que ça donne, on le fait, c’est expérimental, on va faire comme les autres pour ne pas se démarquer.'”
Le XV de France a donc seulement suivi le mouvement. Et ce n’est pas si anodin au regard de toute la symbolique qui entoure le flocage des maillots dans le rugby, que ce soit en sélection ou en club. À la différence du foot ou encore du basket, le monde de l’ovalie a toujours fait de la résistance en la matière. Depuis le début de la Coupe du monde, les noms de familles ne figurent d’ailleurs toujours pas au dos de la tunique des hommes de Fabien Galthié.
“C’est la philosophie même de ce sport: c’est le plus collectif des sports collectifs, explique Gilles Navarro, ancien grand reporter à L’Equipe et suiveur historique du XV de France. L’individu n’est qu’un parmi tant d’autres. On ne cherche pas à le mettre en avant. Évidemment, il y en a qui sont meilleurs ou plus médiatiques que d’autres, mais ces gars-là, sans le groupe, ils ne peuvent rien faire.” En club, la même position est adoptée. “La façon dont on voit les choses ne change pas: au Stade Toulousain, c’est l’équipe d’abord. On n’a pas envie de personnaliser les numéros, on pense d’abord à l’équipe“, assure Vincent Bonnet, directeur marketing et communication des Rouge et Noir.
Mettre en avant le nom à l’arrière du maillot plutôt que le blason qui figure à l’avant n’est donc pas vraiment dans les habitudes du rugby. Mais l’absence de flocage est également le résultat de considérations un peu plus terre à terre. L’une des autres causes de cette particularité est en effet purement logistique. Contrairement à Kylian Mbappé, qui joue chaque rencontre avec le 10 dans le dos, les numéros des rugbymen n’appartiennent à personne et dépendent du titulaire du poste. Ainsi, le N°10 est par exemple dévolu au demi d’ouverture titulaire. Si l’habituel titulaire à l’ouverture est mis sur le banc ou décalé à un autre poste, le N°10 peut changer d’épaules d’un match à l’autre. En club, il serait ainsi bien embêtant de floquer tous les maillots de Romain Ntamack avec le N°10… pour que le Toulousain soit ensuite replacé à l’arrière ou au centre et hérite du N°12, N°13 ou N°15. La personnalisation des maillots apparaît donc coûteuse pour les clubs, surtout au regard de leur organisation logistique.
Contrairement au football, où les joueurs changent de tunique après chaque rencontre, les rugbymen ont par ailleurs très peu de jeux de maillots à leur disposition. “On est très restreint sur le nombre de maillots qu’on achète en début de saison, confie Franck Ocana, intendant du Montpellier Hérault Rugby. Sur la première feuille de match de la saison, on floque les numéros du 1 au 23. Au match suivant, on ajoute seulement des maillots si la taille change, si par exemple ce n’est pas le même pilier et qu’il faut du XXL plutôt que du XL. Si les joueurs changent mais que les tailles ne changent pas, ils rejouent avec les mêmes maillots.” En suivant cette logique, le maillot floqué du N°10 peut être réutilisé même en cas de changement de titulaire du poste. Si le nom était ajouté, les intendants seraient donc contraints de commander plus de maillots.
Autre particularité du rugby: la présence de nombreux sponsors sur les tuniques. Sur un maillot, chaque espace peut être monnayé. Qui dit moins d’espaces publicitaires dit donc moins d’argent. “Au rugby, au-dessus des numéros, c’est souvent des sponsors. Et comme c’est une forte rentrée d’argent, les enlever pour juste mettre le nom du joueur ferait des sous en moins“, ajoute Franck Ocana.
Malgré toutes ces explications, les mentalités évoluent peu à peu et il suffit de jeter un coup d’œil dans les tribunes pour s’en rendre compte. “Lors de France-Nouvelle Zélande, j’ai vu au Stade de France quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant: des spectateurs sont venus avec des maillots N°9 où ils avaient eux-mêmes ajouté ‘Dupont’ comme on aurait ajouté ‘Messi’, ‘Neymar’ ou ‘Mbappé’ au foot”, confie Gilles Navarro, plus de 30 années à arpenter les stades de rugby derrière lui. Une partie du public est donc demandeur. Et quand il y a demande, il y a forcément une réflexion à mener, notamment d’un point de vue marketing.
“Si vous voulez avoir un sport qui se développe médiatiquement et commercialement, vous devez développer les revenus et utiliser tous les leviers qui sont à la disposition du marketing sportif. Et floquer le nom sur les maillots en fait partie“, détaille Magali Tézenas du Montcel, directrice générale de SPORSORA, une organisation qui rassemble les acteurs de l’économie du sport. “On considère que l’on peut vendre un peu plus de maillots avec le nom des joueurs, car le nom des joueurs, pour un public un peu plus large, induit l’identification. Et cette identification conduit à l’achat“, renchérit Jean-Philippe Danglade, enseignant-chercheur spécialisé en marketing sportif et directeur du programme en management du sport à Kedge Business School.
En plus de booster les ventes, le flocage pourrait aussi permettre de conquérir de nouveaux fans et de s’ouvrir au grand public, pour qui le fait de ne pas réussir à identifier les joueurs en clin d’œil à la télévision peut être frustrant. “Si le rugby veut s’ouvrir à un public plus large et moins connaisseur, avoir le nom des joueurs dans le dos permet à ce public de mieux connaître les acteurs”, admet Jean-Marc Lhermet, vice-président de la FFR.
Le monde du rugby est donc confronté à un sacré dilemme: moderniser son image et générer de nouvelles recettes… tout en veillant à ne pas tourner le dos à ses valeurs. “Ce n’est pas une décision neutre et facile. La communauté du rugby n’est pas toujours très favorable à ce type d’initiative. C’est toujours un arbitrage entre innovation, ouverture et modernité et, de l’autre côté, respect des traditions et de certains codes”, résume Jean-Philippe Danglade. “Quand vous avez besoin d’élargir votre communauté, vous allez faire des choses qui ne correspondent pas aux plus puristes, ajoute Magali Tézenas du Montcel. Quand le Racing a quitté Colombes pour aller à la Défense Arena, tous les anciens supporters du Racing ne s’y sont pas retrouvés. Ils ont pris des codes de l’entertainment, il n’y avait plus du tout la même ambiance. Le rugby est à un moment où il y a un cap à passer.”
Le Racing 92 (sur la face arrière du short) entre 2016 et 2018, Biarritz entre 2018 et 2021… Ces dernières années, quelques clubs ont tenté l’expérience. D’autres, comme le Stade Toulousain, pensent à des alternatives. “On n’a pas envie de personnaliser les maillots utilisés par les joueurs pendant les matchs. Par contre, rien ne nous empêche d’avoir une autre politique en laissant la possibilité de personnaliser les maillots en boutique avec le nom des joueur”, indique Vincent Bonnet. Avant de tempérer: “Oui, on voit des gens qui floquent les maillots avec Dupont, Ntamack ou Ramos. Mais ça ne représente pas la majorité des ventes; les gens, quand ils personnalisent c’est plus au nom du copain.”
Et l’équipe de France, dans tout ça ? La grande première d’août dernier en appellera-t-elle d’autres? “On va laisser passer la Coupe du monde et on va avoir un vrai débat en interne, répond Jean-Marc Lhermet. Car ça mérite une vraie réflexion, c’est plus qu’un simple nom sur un maillot. C’est aussi un esprit rugby. Il y a tout un tas de répercussions derrière. On va se réunir après la Coupe du monde en essayant de rassembler un maximum d’acteurs, des joueurs, des entraîneurs, des gens du marketing et même des anciens joueurs pour savoir si on fait ce choix ou pas.” Le débat autour de cette question, finalement tout sauf anecdotique, est loin d’être terminé.
Via RMC Sport