Le sociologue Seghir Lazri s’est confié via Le Parisien pour évoquer l’affaire Jegou – Auradou, mais également l’affaire Jaminet.
Dans un premier temps, ce sociologue évoque le problème du rugby avec les femmes. Extrait:
Il persiste une masculinité dominante hégémonique et blanche. C’est un héritage de l’histoire du rugby. Dans cette représentation, il faut maintenir l’idée que les femmes sont assignées à un rôle subalterne et acceptent des sacrifices pour la carrière de leur conjoint. Cela a évolué, elles peuvent plus librement avoir une profession, mais la temporalité des mutations fait qu’elles renoncent plus souvent que les hommes. Et il y a aussi la perception des femmes dans la troisième mi-temps.
C’est un espace de festivité qui participe à la production de la performance, car s’y déroulent des excès qui soudent le collectif, montrent que l’on est tous copains. Dans ces espaces très privés, les femmes ou mères des joueurs, donc les figures féminines qui contribuent à la carrière d’un joueur – ce que l’anthropologue Anne Saouter a appelé « la maman et la putain » – ne sont pas présentes. Les seules autorisées à venir sont des femmes qu’on déconsidère ou qu’on dévalue, car elles apparaissent dans des moments où l’on n’est plus dans le contrôle de la performance sportive.
Il ne manque pas d’évoquer les condamnations de Mohamed Haouas et de Wilfrid Hounkpatin pour violences conjugales. Extrait:
Il y a aussi l’idée que la conjointe garde sa place. Ça peut créer du désordre lorsqu’elle affiche une volonté d’émancipation, remette en cause une autorité. Ce que j’estime, c’est que c’est aussi lié à la culture viriliste du rugby, qui veut qu’on domine les femmes par la puissance physique. C’est propre au sport en général, mais le rugby, par la troisième mi-temps, continue de faire prévaloir ces dynamiques masculinistes.
Il faudrait peut-être donner plus d’importance à la pratique féminine, faire valoir d’autres personnes pas du tout inscrites dans cette culture rugbystique, comme notamment les joueurs issus de l’immigration qui découvrent le rugby pour démanteler ce rapport de domination.
Il explique comment le rugby devra s’y prendre pour démanteler l’imaginaire du rugby. Extrait:
Il y a effectivement un rôle à faire valoir dans la formation. Mais au fond, il faut aussi démanteler cet imaginaire du rugby qui se veut être une grande famille, conviviale. C’est ça qui crée la valeur rugby, celle qui se vend. Une fois ces représentations démantelées, on pourra entreprendre un travail dans les centres de formation qui porte ses fruits. Car si vous sensibilisez les jeunes, mais vous leur vendez un spectacle rugby comme un imaginaire de clochers, de bons gaillards ivres, ça peut rentrer en contradiction. Quand Bernard Laporte dit que les joueurs manquent de cadre, on reste dans cette dimension très patriarcale et autoritaire du rugby.
Un exemple, c’est la cérémonie d’ouverture de la dernière Coupe du monde. Elle représente une France mythifiée, ambiance village, clocher, petit bonhomme en marcel et baguettes… Et elle se déroule au Stade de France, dans le 93, avec à côté, des clubs en devenir qui produisent énormément d’athlètes issus de la diversité, pas du tout intégrés dans cette représentation.
En sociologie, on appelle ça un exotisme social, soit le fait de rendre le spectacle plus « authentique ». Cela s’inscrit sur un marché où le football est très prégnant et bénéficie d’une forme de dévalorisation, car on le juge trop mondialiste, avec les joueurs mercenaires, alors que les rugbymen sont représentés comme plus attachés au maillot – quand bien même le marché du rugby est tout autant fragmenté avec des contrats très courts.
Déconstruire ces représentations-là permettrait de déconstruire les rapports de pouvoir. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé en Afrique du Sud, où l’on a intégré des populations issues de la diversité (avec la mise en place d’une politique de quotas). L’équipe nationale est désormais impensable sans. Le XV de France montre qu’il y a aussi des bons joueurs dans ce cas, mais dans la tête des gens, le rugby, c’est plus Antoine Dupont d’Auch que Cameron Woki de Bobigny.
Il comprend d’un certain côté les critiques dont il a été victime après avoir tenu certains de ces propos dans les médias. Extrait:
C’est très compliqué de déconstruire ce cadre-là, surtout si l’on est imprégné d’une forme de mythologie rugbystique. Il y a une idée d’un rattachement de patrimoine. Des frustrations politiques ou sociales peuvent aussi imprégner le rugby. L’histoire de Melvyn Jaminet est incroyable en ce sens. Bastien Chalureau a quand même été sélectionné en équipe de France, aurait-on toléré la même chose en football ? Karim Benzema, moins condamnable, n’a pas été sélectionné. Il y a un deux poids deux mesures.
Après, le rugby n’est pas fermé, il a une capacité de réflexivité très importante. Il a essayé de défaire des représentations liées à l’homosexualité, là où le football peine. On voit aussi plus de diversité au sein des clubs féminins, mais sur la question raciale, qui arrive en premier dans d’autres sports, c’est moins avancé. C’est tout le paradoxe. On se le représente encore comme un « sport de blanc ».
Pour conclure, ce sociologue explique qu’au rugby, on ne voit jamais aucun joueur de couleurs à certains postes, comme au poste de demi-de-mêlée. Extrait:
Il y a, par exemple, le phénomène du racial stacking, soit l’idée qu’on peut attribuer des postes en fonction de l’appartenance ethnique. Pourquoi les demis de mêlée ou demis d’ouverture sont, dans leur majorité, des blancs issus du Sud-Ouest, alors que les personnes racisées sont plutôt en troisième ligne ou à l’aile ? Ceux avec qui je me suis entretenu ne se sentent pas légitimes à occuper ces postes de la charnière, en disant qu’ils n’ont pas la culture rugby, qu’ils y sont entrés plus tard. D’une certaine manière, ils acceptent certaines représentations sociales, même si ce n’est pas propre au rugby.